Généalogie VEILHAN

Ma chère Gabrielle,

J'en étais resté au 19 mai au soir alors que nous allions partir de St. Louis, Mr Séjourné et moi, pour notre grand voyage dans l'ouest.-
Après avoir dîné assez mal dans un bar près du Mississipi nous avons été tranquillement à la gare prendre notre train qui partait à 10h10 du soir.- Quelques minutes après nous dormions tous deux confortablement installés dans nos couchettes. Mais maintenant plus de cabine spéciale, nous sommes dans le pullman commun avec une quinzaine d'autres voyageurs.-
Ces couchettes sont très larges, elles ont au moins 1m05 à1m10, elles sont même faites pour deux et l'on a deux oreillers.- L'on a le droit d'y coucher à deux en ne payant qu'une couchette. C'est deux dollars par nuit et par couchette.- Devant chaque couchette tombe un lourd rideau que l'on peut fermer et qui vous isole complètement.-
Seulement il faut pouvoir s'habiller et se déshabiller en grande partie assis sur son lit, ce n'est pas facile. Les américains y arrivent avec de l'habitude, mais pour les premières fois j'ai eu un peu de mal et me cogne plusieurs fois la tête contre la couchette supérieure.-
A l'extrémité du pullman se trouve un fumoir pour les hommes, sorte de petit salon très luxueux où se trouvent deux ou trois lavabos et dedans donnent les WC.-
A l'autre extrémité se trouve une petite chambre spéciale (que l'on paie plus cher) avec deux couchettes et cabinet de toilette et W.C. pour les dames qui couchent dans la partie commune du wagon.

Samedi 20 mai 1905

Après avoir longé pendant longtemps le Missouri, affluent du Mississipi, nous arrivons à 7h10 du matin à Kansas City, seconde ville par son importance de l'État du Missouri (165.000 habitants) c'est une ville commerçante et manufacturière et nous retrouvons ici le même genre de ville que toutes celles que nous avons visitées en Amérique avec ses hautes maisons, des rues mal entretenues, un grand mouvement et partout des tramways électriques.- [...]

Départ à 11h20 de Kansas City pour Colorado Springs.- A peine avons-nous quitté la gare que nous sortons de l'État du Missouri pour entrer dans celui du Kansas.- Nous n'arriverons à destination qu'à 8h15 demain matin dimanche.-[...]

Dimanche 21 mai 2005

Enfin, je l'aime, la prairie; réveillé à 6 heures, lorsque j'ai regardé par mon carreau, j'ai cru que nous étions revenus sur mer. C'est splendide, dans sa nudité complète, par sa grandeur et son calme effrayant.- A l'infini, jusqu'à perte de vue, la plaine s'étend, verte, avec un gazon ras, et sans un seul arbre, pas un seul, sans une pierre, un rocher, rien pour arrêter la vue, mais ce n'est pas plat. De longues ondulations du terrain existent et dans le creux quelquefois un petit étang qui brille au soleil levant.- Mais rien, rien d'autre. Notre train est le centre d'un cercle immense et bien que fuyant à toute vapeur, il n'a pas l'air d'avancer.-[...]

Lundi 22 mai 1905

[...] Toutes les montagnes tout alentour sont percées comme de petits terriers, juste de quoi laisser passer un homme, des poteaux indiquent les concessions de chaque individu.- Dans quelques endroits la mine est plus importante, quelques baraques entourant le puits, il y a même parfois une machine à vapeur pour l'extraction. Quant aux mœurs des habitants de ce pays, cela se raconte et encore, mais cela ne s'écrit pas. Il y a là des aventuriers de tous les pays, des hommes de sac et de corde et les figures que l'on rencontre ne sont pas pour vous rassurer. Personne ne se fixe dans ce pays, un aventurier vient, cherche de l'or soit en l'extrayant de la terre, soit en le volant à un voisin plus heureux. La vie humaine ne compte pas ici.- Inutile de dire que la police se réduit à 0. Aussi au milieu de ramassis de demeures misérables, de tentes, de simples auvents se trouvent toutes les maisons de plaisirs et de débauches possibles, des cafés-concerts et quels cafés-concerts, des salles de danses, des salles de jeux etc…Il n'est pas déjà si rassurant de se promener le jour qu'est-ce que cela doit être la nuit !! [...]
Nous sommes abordés dans la rue par un petit monsieur qui nous demande nos noms, qualités, ce que nous faisons, etc… C'est un reporter du journal de l'endroit. Nous satisfaisons sa curiosité et aussitôt il rédige un article qui apprendra aux gens de Cripple Creek que Mrs Dubois et Durand partis de Paris depuis plus de 2 mois visitent l'Amérique comme touristes et ne trouvent rien de plus beau que Cripple Creek, et c'est ainsi qu'on fait l'histoire.- [...]

Jeudi 25 mai 1905

[...] Enfin nous partons à 7h.- Le train qui fait 25 kilomètres à l'heure et doit nous amener en 3 heures au Grand Canyon trouve moyen d'en mettre 4.- [...]
La gare se compose d'une cabine en bois comme une cabine de bains, le personnel loge à côté sous des tentes.
Mais des domestiques nombreux en livrée nous attendent, nous leur confions nos bagages et les suivons.- Nous n'avons pas fait 50 mètres que nous arrivons à "El Tovar" l'hôtel le plus chic et le plus cher que j'ai encore trouvé.-
Bâti en forme de chalet avec des arbres, cet hôtel est immense. On y trouve tout le confort possible.- Calorifère, eau, lumière électrique, glace etc… au milieu du désert. Des tentes de quelques guides et gens du pays l'entourent.- Il n'y a rien d'autre.
Il est merveilleusement situé au bord même (à 30 mètres) du Grand Canyon du Colorado.-

A peine arrivé je m'élance vers le bord, c'est féerique et rien ne peut en donner une idée. Je comprends que cela passe pour une des merveilles du monde.- [...] Figurez-vous une plaine immense, toute plate et plantée de petits sapins de 3 à 4 mètres de haut. Subitement dans cette plaine s'ouvre une crevasse de 14 à 18 kilomètres de largeur au sommet et de 300 kilomètres de longueur, et de 1.500 mètres de profondeur, avec des parois à pic en rochers rouge sang et au fond le Colorado qui roule en torrent.-
Ce qui est superbe ce sont les teintes de ces rochers, les couleurs qui changent à toute heure du jour, et les dimensions qui vous font perdre toute notion de ce que j'avais vu jusqu'ici comme vallée.