En 1905, André
Veilhan fut envoyé par sa compagnie en Amérique, à un congrès
mondial du chemin de fer. Il parcourut ensuite plusieurs États des États-Unis
et une partie du Mexique.
Nous avons retrouvé de nombreux documents
concernant ce voyage mémorable. Il est très étonnant de
voir que pendant les deux mois et demi (du
22 avril au 5 juillet) où mon grand-père fut éloigné
des siens, il trouva le moyen, malgré un emploi du temps chargé,
d'écrire de longues et fréquentes lettres à sa famille,
des lettres intimes à sa très chère épouse, et un
journal de voyage, sans compter la tenue détaillée de ses dépenses.
[Francis, frère de Chantal, a saisi sous informatique
l'ensemble de ces lettres et notes. Pour en voir un extrait et en savoir plus,
aller voir sur la page correspondante]
Il est touchant d'y voir son attachement et son affection
pour les siens et il est passionnant de le suivre dans sa découverte
du nouveau monde en ce début du vingtième siècle.
« Le paquebot « Le Lorraine »,
160 mètres de long, vitesse 21 nœuds (39 kms 585), transporte 1.400
personnes, membres d'équipage et employés, 1ère, 2e, 3e
classe et des émigrants, pauvres, déguenillés qui paient
140 frs pour le voyage, qui dure une semaine environ.
« Une foule énorme est massée sur le quai. Gabrielle et
les enfants agitent leur mouchoir et le bateau s'éloigne.
« Me voilà seul, et une furieuse envie me reprit tout à
coup de retourner à terre. C'était encore si près, en sautant
dans une barque, j'aurais pu vous rejoindre, enfin des folies ! »
En homme méticuleux, il note d'une écriture
serrée et régulière, tout le contenu de ses bagages. J'y
trouve :
« ... habit et jacquette, 18 faux cols, un pyjama complet! ... 3 chemises
de nuit... 12 cravates; plastron, régates pour tous les jours ou pour
les dimanches, à nouer, ou blanches de soirée, » mais
seulement « trois caleçons toile … 6 paires de gants...
» sans oublier les mesures d'un « suit case 95 cm x 18
cm x 61 cm en cuir ».
Les congressistes sont bien soignés. Ambiance
luxueuse et mondaine, repas pantagruéliques, concerts trois fois par
jour, promenades sur le pont, farniente et... mal de mer.
On se salue, on fait connaissance, on cause mais : « d'une manière
générale, tout le monde a l'air un peu gourmé, compassé,
on se renferme dans sa dignité. »
« On fait de la toilette pour dîner, je mets simplement en jacquette.
Presque tout le monde est en habit, les dames en grande toilette et décolletés,
bijoux et nœuds de rubans ou fleurs dans les cheveux, »
« Comme je suis tout près de la porte de la salle à manger,
je n'ai pas à me gêner et je déjeune toujours en veston
de voyage et le soir je dîne en jacquette. »
« Les couchettes de première sont équipées d'un lavabo
avec lampe électrique, d'un vase de nuit mais pas d'eau courante, »
Il fait la connaissance de deux jeunes filles américaines
:
« Nous ne comprenons pas en France cette liberté donnée
à deux jeunes filles qui voyagent ainsi sans aucun mentor, mais là-bas,
personne ne s'en montre étonné, »
Le temps est beau mais … « le quatrième
jour, sur le pont, j'étais à l'arrière du bateau »,
tout à coup en quelques secondes, le vent vint à sauter au Nord-Ouest,
on voyait au loin de ce côté la mer se soulever et accourir vers
nous en vagues énormes..., il y avait concert dans le salon.., tous les
auditeurs et les musiciens furent renversés, les instruments de musique,
les chaises, les fauteuils etc, glissant d'un bord à l'autre. »
Changement d'ambiance, la tempête dure plusieurs
jours. La brume lui succède en arrivant vers New-York, tandis qu'un grand
dîner marque la fin de la traversée.
« Je suis resté dans la porte, faisant de nombreux tours sur
le pont. C'est un contraste frappant. Au-dehors, les beuglements de la sirène,
les matelots penchés le long du bord cherchant anxieux à percer
les ténèbres et le brouillard intense... Tout donne l'impression
d'une navigation dangereuse et quand je me retourne vers le rouff, au travers
des hublots, je vois un salon illuminé, des dames en toilette de bal,
des messieurs en habit » … et tout cela cause, et tout cela rit
et tout cela fleurte ! ... »
A l'hôtel Manhattan à New-York, il s'extasie
: 600 chambres, 650 employés, des machines partout.
En train : Philadelphie, Washington… le voyage est mal organisé.
« Tout cela est prétexte à réception, à
toilettes pour les dames, Ce n'est plus un voyage... encore moins un voyage
d'instruction. Pour passer mon temps en habit à banqueter et ne rien
voir des Américains ni de l'Amérique, ce n'est pas la peine d'avoir
été si loin. »
Il faut se débrouiller tout seul pour trouver une chambre, et cela
à prix d'or.
« Je déjeune aussi mal et aussi cher que possible avec une
ratatouille américaine qui n'a pas de nom. Il doit y entrer du millet
pour les oiseaux, de la graisse, du chou-fleur, tout cela arrosé de lait
froid, c'est atroce, tout simplement. »
Par contre la ville de Washington, c'est un enchantement...
Réunions du Congrès, discours interminables,
chaleur épouvantable...
Du coup, André s'entend avec Monsieur Sejourne, un ingénieur en
chef du PLM, un « homme des plus distingués », pour
échapper à cet emploi du temps et visiter l'Amérique à
deux.
Il s'étonne du nombre de femmes qui travaillent
dans les bureaux...
« Pendant ce temps, le mari, quand elles en ont, est à ses
affaires. Le soir, on se retrouve et alors on s'amuse, on se promène
dans la rue en grande toilette et en « cheveux », l'éventail
à la main.
« Du reste, personne ne se gêne. Il fait une chaleur étouffante,
et je viens de rencontrer un monsieur fort bien en apparence qui conduisait
son auto en pantalon et chemise; j'oubliais, il avait gardé ses bretelles.
Et tout le monde trouve cela tout naturel. »
« De nombreuses automobiles passent conduites par de jeunes femmes seules,
en grande toilette (toujours) et qui vont faire leurs emplettes, et elles en
font !!! »
« Je vais entendre la messe dans une des quatre ou cinq églises
catholiques romaines... C'est la chapelle des nègres et j'ai non loin
de moi une petite négresse d'une quinzaine d'années en toilette
toute blanche avec un immense chapeau rose tendre ! ».
« A noter que les nègres ne sont admis dans le train que dans un
wagon spécial qui leur est spécifiquement affecté. Pour
un peuple égalitaire, cela donne à réfléchir ! »
« Les nègres habitent les faubourgs de la ville... Dans cet immense
poulailler pullulent des nègres en quantités innombrables et dans
une saleté repoussante autant que j'en ai pu juger. Les jeunes gens avec
un pantalon clair troué, un veston trop court et un col crasseux, se
promènent fièrement en fumant un gros cigare, une badine à
la main et un éternel chapeau melon de travers sur la tête, c'est
à se tordre. C'est le vrai nègre de comédie. Ravissants
sont d'ailleurs les petits négrillots qui courent dans le ruisseau.
« Et cependant on sent que cette race est méprisée, ainsi
dans les tramways, ils doivent rester sur la plate-forme arrière, le
blanc se met devant. Je trouve que je suis bien heureux d'être blanc,
c'est une pensée qui ne m'était pas encore venue. Les voyages
forment la jeunesse ! »
« Les Américains se tiennent mieux que les Français, ne
se bousculent pas à la porte d'un théâtre mais, chacun pour
soi, c'est la devise américaine. »
« Sans bien m'en rendre compte, ce qui me déplaît ici, c'est
cette vie, ces idées si contraires aux miennes, aux nôtres. »
« Les Américaines ne font rien de leurs dix doigts, ont un enfant,
très rarement deux... elles le nourrissent elles-mêmes (elles n'ont
pas de nourrice) et, aussitôt qu'il peut marcher, on les fourre dans des
institutions spéciales où on les élève ensemble
garçons et filles. Telle est la femme américaine ! J'aime mieux
les françaises. »
Après la Garden-Party offerte par le Président
des États-Unis, grand-père entreprend donc un voyage en train
avec Monsieur Sejourne: Kansas City, Colorado Springs, Las Vegas («
nous sommes en pleine Espagne », écrit-il) Laguna, village
indien, femmes portant sur le dos leurs enfants dans des sacs de peaux.
Il s'arrête à l'hôtel, un des plus chics et des plus chers,
juste devant le Grand Canyon du Colorado qui le laisse béat.
Vingt-quatre heures de train l'amènent à Los Angeles puis San
Francisco, Ouaha (Nebraska) et Mexico.
Il parcourt les États-unis en tous sens, poussant au-delà jusqu'à
Vancouver, Mexico et le Québec, toujours en train.
Avec Monsieur Sejourne, ils sont les deux seuls congressistes
français à s'être lancés dans cette aventure qui
restera « LE » grand voyage de sa vie, bien qu'il n'ait jamais cessé
d'utiliser les nombreux permis de voyages gratuits octroyés par les chemins
de fer à leur personnel.
Tout au long de ces semaines de séparation, il ne
cesse d'écrire à sa femme de tendres lettres d'amoureux :
« même si entouré, je suis bien seul sans toi, rien ne
me remplace ma chère petite femme si aimante mais bien aimée aussi...
« Je pense à toi toute la journée et tu es sans cesse présente
à ma pensée. Je suis un peu dans ce voyage comme quelqu'un à
qui il manque quelque chose et qui le cherche partout... »
« Oh! ma douce chérie, ma bonne et brave petite femme, mon tendre
amour. La petite plante que tu trouveras là dans cette lettre fut cueillie
pour toi au Mexique à Paso Del Macho, puisse-t-elle te parler de moi
et te reporter tout ce que j'y ai mis d'amour. »
Ouvrons ici une parenthèse pour faire
remarquer que toute leur vie de ménage, ils se diront « vous »
en public et « tu » en privé. Cela donnera lieu à
bien des entorses involontaires à la règle.
La pauvre Gabrielle s'embrouillait parfois et je me souviens de sa confusion
et des regards courroucés de son mari, devant l'assistance amusée.
Dans une de ses lettres, il rappelle à sa femme
leur rendez-vous horaire convenu à l'avance :
« A New-York, je ferai ma prière à 5 heures du soir
(il sera 10 heures en France).
Il lui demande de venir l'attendre au Havre au
retour :
« Les quais du Havre sont mal fréquentés et réellement
dangereux, et je tiens absolument que vous n'y alliez qu'en voiture... Ne vous
approchez pas du bord des quais. »
Le 5 juillet 1905, il reprend pied avec joie sur le sol
de France. |